On semble avoir oublié la « querelle du luxe » qui fit les beaux jours de l’économie au dix-huitième siècle. Pourtant, réfléchir et définir ce qui ressort ou non de cette catégorie ouvrirait des pistes fécondes pour réfléchir au financement de la lutte contre le changement climatique.
Le tourisme spatial est en plein essor et son impact sur les émissions de CO2 est de mieux en mieux documenté : les plaisirs extravagants de quelques-uns réchauffent et dégradent la planète pour tous. En effet, sur la base des calculs du rapport d’évaluation environnementale du SpaceShip Two, un vol suborbital émet 4,5 tonnes de CO2 par passager : cela équivaut à plus du double des émissions individuelles annuelles autorisées pour rester sous la barre d’un réchauffement de deux degrés. La multiplication des superyachts participe de la même logique, le tout dans un contexte bien documenté d’accroissement des inégalités au sein des pays depuis les années 1980. Dans ses réflexions sur ces superyachts, Grégory Salle montre que ces derniers sont la parfaite illustration du lien entre le développement de ces pratiques relevant du luxe et la montée des inégalités environnementales et climatiques.
On comprend ainsi mieux pourquoi, notamment depuis l’épisode des gilets jaunes, les politiques environnementales butent systématiquement sur la question de leur potentielle contribution à l’augmentation des inégalités : les Français ne sont pas prêts à accepter des politiques climatiques jugées injustes). Une enquête récente montre que 80 % des personnes interrogées sont « totalement d’accord » ou « plutôt d’accord » avec la proposition selon laquelle « ce sont les plus pauvres qui payent la crise climatique et énergétique alors que ce sont les plus riches qui en sont responsables ».
Consommations inacceptables
Les faits leur donnent raison, comme le confirment bien les thèses de l’économiste Eloi Laurent : les crises écologique et sociale sont fortement imbriquées l’une dans l’autre, et aucune des deux ne pourra être atténuée sans penser leur interdépendance. Au vu des nécessaires efforts de sobriété devant être demandés à tous, il est compréhensible que certaines pratiques et consommations ne paraissent plus acceptables.
Dans ce contexte caractérisé à la fois par le changement climatique et la montée des inégalités (autorisant le développement de pratiques et de loisirs de plus en plus luxueux), des voix s’élèvent pour demander une taxation des produits de luxe. L’association Oxfam recommande d’appliquer une taxe carbone sur les produits de luxe, et inclut parmi les produits concernés les SUV, les vols en classe affaires, ou encore les jets privés. Philippe Benoît défend l’idée d’une taxe spéciale sur les émissions de luxe](https://www.ethicsandinternationalaffairs.org/2020/a-luxury-carbon-tax-to-address-climate-change-and-inequality-not-all-carbon-is-created-equal/), également plébiscitée par le philosophe Henry Shue.
Retour des lois somptuaires ?
Chancel et Piketty proposent pour leur part de taxer davantage les voyages en avion, à hauteur de 180 euros pour un trajet en classe affaire et de 20 euros pour la classe économique. Rappelons en effet qu’un déplacement en avion en première classe de Washington à Paris émet quatre fois plus de CO2 que le même trajet en classe économique. En d’autres termes, c’est une nouvelle conception des lois somptuaires » qu’il s’agirait ici de ré inventer, dans un contexte qui les justifie doublement.
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Pour distinguer (pour les taxer différemment) les « émissions de subsistance » et les « émissions de luxe » comme nous y invite Shue dans ses travaux, encore faut-il disposer d’une définition ou a minima d’une compréhension de ce qui relève du luxe. Or, nous avons montré dans un article récent que les économistes avaient abandonné ce projet. Aujourd’hui, la relégation de la notion de luxe, voire son refoulement, de la science économique, ne nous semblent plus être tenables au vu des circonstances actuelles. Rappelons qu’au XVIIIe siècle, philosophes et économistes avaient largement débattu des bienfaits et des effets pervers du luxe dans une célèbre controverse nommée « querelle du luxe ».
Comme l’ont montré les historiens, une révolution de la consommation s’est produite en Europe au XVIIIe siècle. Cette prolifération de biens de tout type s’accompagna de craintes liées à un potentiel désordre social. La querelle du luxe opposa les arguments mis en avant par les apologistes du luxe tels que Mandeville, Melon, Hume, Voltaire et Butel-Dumont, qui mettaient l’accent sur la possibilité que le luxe soit facteur de progrès économique et social, aux critiques du luxe développées principalement par le chef de file de la physiocratie Quesnay et Rousseau. Selon Kwass, trois séries de motifs justifiaient la critique du luxe : 1) religieux (le luxe étant associé aux péchés du désir temporel, notamment la luxure) ; 2) sociaux (le luxe constituant une menace grave pour l’ordre social, en bousculant le respect des hiérarchies), et 3) politiques (le luxe étant responsable d’une corruption des valeurs, en menaçant la vertu).
Impossible accord sur la définition du luxe
Ces différentes critiques ne furent guère audibles ni jugées convaincantes dans la mesure où les pourfendeurs du luxe furent mis en échec sur la question de sa définition. Les apologistes du luxe tels que Mandeville et Butel-Dumont vont mettre en évidence l’impossibilité de sa définition objective et donc de son identification. Si historiquement et étymologiquement le luxe était associé à l’excès et à la démesure, cette relation étroite entre le luxe et l’excès va être déconstruite. Dans la mesure où ce qui est considéré comme relevant du luxe dépend des contextes sociaux et historiques, il serait plus cohérent de reconnaître que le luxe n’existe pas en soi, et que seul le critère physiologique ou biologique permettrait de faire apparaître ce qui relèverait du luxe (identifié comme tout ce qui sort du cadre de la nécessité).
Cette définition extrêmement extensive de la catégorie du luxe serait l’unique solution pour mettre fin à son caractère contextuel et subjectif. Au XVIIIe siècle, le luxe va donc revêtir une nouvelle signification, débarrassée de toute connotation morale, sans lien avec l’excès et l’ostentation. Dès lors, si la querelle du luxe eut le mérite de poser la question de la définition des biens de luxe, elle se conclut sur une éviction de la notion, et la question du luxe disparait alors des préoccupations des économistes. La querelle du luxe débouche donc sur la thèse de l’innocuité du luxe mise en avant par une majorité d’économistes : renoncer à le définir ne serait pas gênant puisque le luxe n’aurait aucun caractère problématique.
Une réflexion indispensable
Cependant, les économistes peuvent-ils abandonner toute réflexion sur le luxe, au simple motif qu’il n’y aurait pas d’accord sur sa définition ? Certes, il se peut que nous ne parvenions pas à un accord sur une définition incontestable. Compte tenu de la variabilité des contextes, un consensus sur ce qui relève du luxe est sans doute impossible. Mais il se peut qu’un accord émerge pour considérer qu’aujourd’hui, certains biens précis (SUV, superyachts, jets et piscines privés, tourisme spatial…) appartiennent sans doute possible à la catégorie des biens de luxe. Il existe donc des alternatives permettant de sortir autrement de la querelle du luxe, sans refoulement de la notion, afin d’en tirer des enseignements davantage pertinents dans notre contexte.
L’existence d’une double crise écologique et sociale est en effet propice à un réexamen des condamnations morales et environnementales du luxe : interroger le bilan de cette querelle du luxe permet de mieux penser théoriquement et traiter pratiquement la relation luxe-inégalités-environnement. Il s’agit aujourd’hui pour la science économique d’accepter le débat autour de ces nouveaux questionnements sur le luxe. Si étymologiquement le luxe renvoie à l’excès, ce sont bien ces excès qui nous ont conduits à cette double crise sociale et environnementale. Les excès liés au luxe et à sa consommation aggravent les écocides que nous observons et que le réchauffement climatique va encore accentuer.
Responsabilité des économistes, responsabilité des agents économiques
La querelle du luxe est tombée dans les oubliettes d’une science économique cherchant à s’autonomiser des questions liées à la morale et à l’éthique. En finir avec ce refoulement consisterait à faire du luxe un concept économique qui nous permet d’ouvrir les yeux sur notre consommation excessive. L’agent économique considèrerait alors que le bonheur (ou bien-vivre) qu’il obtient d’une consommation modérée est inséparable d’un comportement juste du point de vue de la justice climatique.
Il serait soucieux du fait que son bonheur d’agent économique ne se fasse pas au prix d’une augmentation des injustices climatiques. C’est d’ailleurs bien la voie implicitement empruntée par Shue dans son dernier ouvrage : m’interroger sur ma consommation, et sur ce qu’elle a d’excessif, relève immanquablement de ma responsabilité morale. Ici, il s’agirait donc pour le consommateur de prendre conscience que certaines de ses consommations consistent en un luxe dont il pourrait se passer : le luxe s’inscrit dès lors dans une réflexion personnelle et éthique dont doivent s’emparer économistes et consommateurs.
Revisiter la pensée économique est instructif pour la lutte contre la catastrophe climatique annoncée. La façon dont s’est clôturée la querelle du luxe et le refoulement du luxe ont mené à l’oubli de la question de la bonne consommation et de la bonne richesse. Rejeter le luxe hors du champ de la science économique revient à refuser de penser au sein de la science économique l’idée d’excès, c’est donc exclure de la science économique l’idée de limites. L’histoire de la pensée économique nous rappelle que l’économie a pensé et donc peut – et doit – de nouveau penser le suffisant et le trop.
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