Sobre is the new black, ou comment les imaginaires du luxe vont vers des représentations plus durables. Entretien avec Delphine Dion, professeure à l’ESSEC Business School.
Exit les gros logos, le bling. Le chic revient aux coupes intemporelles et aux matières nobles. D’après un rapport du cabinet de conseil Bain & Company de novembre 2024, le marché du luxe accuse un ralentissement, pour la première fois depuis la récession de 2008. C’est le cas notamment en Chine où les consommateurs se heurtent à un « luxury shaming » de la part de leur gouvernement. À l’ouest, sur fond de « eat the rich » et d’activisme environnemental, les consommateurs se dirigent vers un luxe « non ostentatoire ». La tendance au durable va-t-elle durer ? Des éléments de réponse avec Delphine Dion, professeure à l’ESSEC Business School.
Pour la première fois depuis quinze ans, le marché du luxe ralentit. Que s’est-il passé ?
Delphine Dion : C’est un mouvement de balancier. Ces dernières années, le marché du luxe s’est globalisé et massifié. Ce faisant, il a attiré de nouveaux consommateurs, et notamment des consommateurs plus occasionnels. Ce processus de massification se heurte aux difficultés économiques mondiales, y compris en Asie, où l’on observe une contraction de la demande sur le luxe dit « accessible ». Par ailleurs, l’intérêt des consommateurs s’oriente vers des produits et des marques de luxe moins ostentatoires et qui valorisent des mécanismes de distinction sociale plus discrets et plus complexes. Cela modifie les positions des marques sur le marché.
Comment se traduit cette aspiration à un luxe moins ostentatoire ?
D. D. : La consommation de produits de luxe repose essentiellement sur des dynamiques de distinction sociale. D’un côté, il y a ce qu’on appelle le « luxe ostentatoire » (conspicuous luxury, ndlr). Les consommateurs achètent des biens facilement identifiables et connus de tous. Ces produits leur permettent de facilement signaler leur statut. C’est un luxe où on cherche à exhiber des signes statutaires globalisés.
D’un autre côté, le luxe dit « inconspicuous » est plus discret. Il s’appuie sur des signes de distinction plus subtils et connus par les seuls experts du luxe. Il peut s’agir de pratiques de consommation spécifiques, ou de connaissances liées aux produits, aux techniques de fabrication, à l’histoire de la marque, etc. : savoir comment porter un carré Hermès, comment déguster du champagne, quelle est la spécificité d’un champagne blanc de blanc, etc. C’est un luxe de connaisseurs où on cherche à maîtriser des codes de consommation très pointus. Ces consommateurs souhaitent être reconnus par leurs pairs qui maîtrisent les mêmes codes qu’eux.
C’est un peu la lutte des classes qui se rejoue…
D. D. : Le luxe plus ostentatoire s’adresse davantage aux nouveaux entrants du luxe. Certains économisent pendant des mois parfois pour acquérir la pièce à avoir, quand d’autres nouvellement enrichis aspirent à montrer leur richesse et leur succès. Ce qui évolue – et on peut l’observer en Chine –, c’est la proportion de nouveaux riches qui au fur et à mesure pivotent vers une consommation du luxe plus discrète, qui fait écho à des comportements plus répandus dans les familles Old Money (vieilles fortunes, ndlr).
On l’a compris, la sobriété gagne du terrain dans le secteur. Qu’en est-il de la sobriété environnementale ?
D. D. : D’un côté, le luxe joue avec l’excès, l’exubérance, le futile. De l’autre, il désigne ce qui est rare, qui dure, se conserve, se répare. Les maisons doivent naviguer entre ces deux extrêmes. À mon sens, elles disposent de tout le pouvoir économique et culturel nécessaire pour devenir des acteurs majeurs de la transition environnementale.
Économiquement, les entreprises ont les moyens pour œuvrer à transformer de manière responsable leurs modes d’organisation, de production, de communication, mais aussi de vente. Dans le champagne et les spiritueux, des actions sont menées pour préserver la biodiversité ou la qualité des sols. C’est notamment le cas du projet Natura Nostra de Moët & Chandon. On peut également citer Stella McCartney, qui s’est engagée depuis plusieurs années en faveur d’une mode durable. LVMH et Kering ont entamé une réflexion très poussée pour imaginer les matériaux de demain dans un souci de durabilité. Mais, comme toutes les entreprises, elles ne vont pas avoir d’autre choix que de prendre le train de la transition.
Qu’entendez-vous par là ?
D. D. : Elles subissent une importante pression réglementaire, notamment avec l’application de la directive européenne de la CSRD (qui enjoint aux entreprises de mesurer et rapporter de manière extrêmement précise la durabilité de leurs activités, ndlr). Du reste, elles vont devoir anticiper des pénuries de matériaux et de matières premières à venir. Dans ce contexte, il est primordial qu’elles imaginent et repensent leurs modes de production pour consommer moins de matériaux et développer des matières plus durables.
Une autre pression : celles des activistes, dont les actions – sur les réseaux sociaux, à l’occasion de défilés ou contre des biens symboliques du luxe, jets privés, yachts – s’intensifient vis-à-vis des maisons de luxe, des consommateurs du luxe. Plus le dérèglement climatique se fait sentir dans nos quotidiens, plus ces actions vont se multiplier. Les activistes gagnent de l’impact auprès des consommateurs, qui s’éloignent des marques de luxe trop ostentatoires. Regardez ce qu’il s’est passé avec la fourrure dans les années 1990. De nombreuses marques ont décidé d’arrêter leur commercialisation sous l’impulsion des activistes.
La réparabilité est un axe important de la durabilité. N’est-ce pas un peu antithétique avec la consommation du luxe ?
D. D. : Cette dimension de réparabilité est centrale. Je cite les mots de l’ancien président d’Hermès, Jean-Louis Dumas, pour qui la réparabilité se trouvait au centre de la définition du luxe : « Le luxe, c’est ce qui se répare. » De nombreuses maisons ont ouvert leurs propres ateliers de réparation et travaillent à changer l’imaginaire autour de la réparation, comme un élément d’enrichissement de l’objet.
La maison Pomellato pratique par exemple l’art japonais du kintsugi, avec l’idée de sublimer les pierres cassées. Il ne s’agit pas de réparer l’objet pour lui rendre son état initial et d’effacer les marques d’usure, mais de sublimer le processus de réparation et les objets abîmés. La réparation crée une nouvelle esthétique. Cette approche modifie complètement la perception et le storytelling autour de l’objet. Elle souligne sa fragilité, les émotions et les souvenirs qui y sont attachés. Pour la marque, c’est une façon de valoriser le bijou comme un garde-mémoire, de mettre la focale sur la relation unique entretenue avec ses créations. En déplaçant le curseur, on change le regard, on sort de l’imaginaire de la nouveauté et de l’objet parfait.
N’y aurait-il pas un alignement des planètes entre le marché et les consommateurs, qui tendent non seulement vers un luxe plus discret, mais aussi à plus de sobriété ?
D. D. : Oui, complètement. Mais j’insiste, ça passe par un changement des imaginaires de consommation. Il est nécessaire de passer d’un imaginaire de consommation centré sur la nouveauté et l’éphémère vers un imaginaire de consommation centré sur la durabilité et l’intemporalité. La réparation s’attaque à l’obsolescence physique d’un objet. Changer les imaginaires, c’est s’attaquer à l’obsolescence symbolique.
C’est-à-dire ?
D. D. : L’obsolescence symbolique consiste à ne plus vouloir d’un objet, parce qu’il est passé de mode. L’affaire n’est pas aisée dans le secteur de la mode, qui repose sur une dynamique de renouvellement permanent. C’est paradoxal : d’un côté, les vêtements durent plus longtemps, mais de l’autre, ils sont soumis à une obsolescence symbolique. Autrement dit, arrêter la course du toujours plus, de la créativité permanente en pensant des designs, des pièces plus intemporelles ou modulables qui pourraient évoluer et être facilement transformées.
Plus tôt, vous parliez de l’importance de l’émotion, de l’expérience dans le luxe. Pensez-vous à des initiatives en particulier ?
D. D. : Oui, effectivement, de la même manière qu’on peut travailler le regard des individus sur un objet cassé, on peut retravailler sur les expériences de consommation du luxe. Cette idée est parfaitement illustrée par la relance de l’Orient-Express, qui propose une redéfinition durable d’une expérience ultime du luxe. Les gens sont prêts à payer des sommes considérables pour ce type d’expériences uniques, authentiques, qui permettent de décélérer dans un monde qui court de plus en plus vite.
En 2025, à quelle tendance faudra-t-il être vigilant, d’après vous ?
D. D. : Je pense que la tendance vers un luxe plus discret et plus intime va se développer. D’ailleurs, de nombreuses maisons cherchent à créer des expériences en magasin plus intimes, par opposition à des expériences plus axées sur le sensationnel. Les boutiques sont conçues comme des espaces domestiques. La maison vous reçoit. On est entre amis.
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