Polémique Justine Triet : « L’anticapitalisme est devenu une croyance de luxe »

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C’est un cliché brandi jusque dans le palais du Festival de Cannes. En recevant samedi sa palme d’or, la cinéaste Justine Triet a ciblé un gouvernement « néolibéral ». Celui-ci aurait « nié de façon choquante » une protestation contre la réforme des retraites qu’elle présente comme « unanime (sic)« . La réalisatrice a également dénoncé une « marchandisation de la culture », comme si les lois de l’offre et de la demande et le fait qu’un film rencontre son public étaient le diable incarné.

Dans le passionnant L’Epouvantail néolibéral, un mal très français (PUF), Guillaume Bazot, maître de conférences en économie et membre du Laboratoire d’économie dionysien à l’université Paris VIII, remet en question bien des idées reçues associées au terme de « néolibéral », aujourd’hui mis à toutes les sauces. Les données françaises sur l’évolution des inégalités de revenus, de la mobilité sociale ou de la part entre travail et capital ne justifient selon lui nullement ces discours fleurant bon l’anticapitalisme primaire. « Fustiger le néolibéralisme comme l’a fait Justine Triet vous fait passer pour quelqu’un de bien, mais, en réalité, c’est un discours des plus convenus, qui correspond à l’ordre établi », estime l’économiste, qui oppose des chiffres aux propos de la réalisatrice. Entretien.

L’Express : Dans son discours polémique à Cannes, Justine Triet s’en est prise au gouvernement, le qualifiant de « néolibéral »… Cela vous semble-t-il approprié ?

Guillaume Bazot : Dans son discours, Justine Triet a associé le terme de « néolibéral » au principe de marchandisation, le considérant comme quelque chose de mauvais. Mais le marché est-il si diabolique ? Le cinéma américain est très marchandisé, mais je n’ai pas l’impression qu’il soit plus mauvais que le cinéma français.

Par ailleurs, le cinéma français reçoit énormément de subventions, qui ne sont pas particulièrement soumises aux règles du marché. Le régime des intermittents, par exemple, répond bien plus à une logique sociale. C’est tout l’inverse de la marchandisation.

Contrairement au milieu du football, par exemple, celui du cinéma semble dominé bien plus par le népotisme que par des logiques de marché, si l’on considère le nombre élevé de « fille de » ou « fils de »…

Du fait d’une grande subjectivité, il est difficile d’évaluer la performance d’un acteur. C’est assez contradictoire avec un principe de marché qui implique une évaluation. Mais il y a une évaluation a posteriori pour un film : le nombre d’entrées. Si le « fils de » ou le « copain de » est mauvais, le long-métrage risque de ne pas faire beaucoup d’entrées…

Mais Justine Triet revendique justement le droit des films à ne pas être rentables…

A ce moment-là, où place-t-on le curseur ? Si un film n’a pas besoin d’être rentable, le risque est de ne plus faire du cinéma que pour soi-même, plutôt que pour un public. Cela devient de l’entre-soi. Cet argument de Justine Triet est ainsi assez étonnant. Je ne critique pas l’idée qu’on puisse prendre des risques pour s’émanciper d’un principe de rentabilité systématique et essayer de nouvelles choses. Mais, au bout d’un moment, il faut trouver un minimum son public. Car, sinon, le cinéma n’est plus qu’un mécénat.

Au-delà de Justine Triet, Emmanuel Macron se voit régulièrement accusé de mener une politique « néolibérale ». Sa généreuse politique du « quoi qu’il en coûte », qui a aggravé les déficits publics, serait-elle déjà oubliée ?

Même si le terme de « néolibéral » a été conceptualisé par certains chercheurs, on voit bien dans son usage par le grand public qu’il veut dire tout et son contraire. Le fait que, en France, le poids des dépenses publiques atteigne 56 % du PIB, un record, n’empêche nullement les critiques contre un supposé néolibéralisme. Certains vont jusqu’à affirmer que le « quoi qu’il en coûte » aurait été une politique néolibérale, parce qu’il s’agissait d’aides pour les entreprises ! Bien sûr, il n’est pas stupide en soi d’examiner ce qu’on entend par « dépenses publiques ». Mais, même si on soustrait les crédits d’impôt, on arrive en France à 50 % du PIB. Et, par ailleurs, quand on donne 1 euro à une entreprise, cela ne signifie pas que cet euro soit directement versé dans la poche d’un actionnaire.

D’un côté, le néolibéralisme est ainsi associé à la marchandisation ou à la mise en concurrence, mais, de l’autre, il peut aussi signifier le fait que l’Etat soutienne les entreprises, ce qui, à l’inverse, est propice aux rentes. Emmanuel Macron s’est même vu accuser de néolibéralisme pour sa réforme des retraites. S’il avait instauré de la capitalisation, on aurait à la rigueur pu comprendre ce terme. Mais là, la réforme visait justement à sauver le système par répartition.

Selon la sociologue Dominique Méda, Emmanuel Macron ne ferait que suivre la « doxa néolibérale » enseignée à l’ENA…

Soit les étudiants n’ont rien compris, soit les professeurs étaient très mauvais. [Rires.] Car les gens formés à l’ENA ont bien plus tendance à raisonner en termes de planification et d’administratif plutôt qu’en termes de marché. On l’a encore vu avec le récent rapport de France Stratégie sur la transition écologique. Emmanuel Macron a pu faire croire il y a six ans qu’il allait faire prendre un tournant libéral à la France, mais cela n’a pas été le cas. Le « quoi qu’il en coûte » est à l’inverse de cela.

Si on arrêtait vraiment le système capitaliste et qu’on abolissait la propriété privée, les élites culturelles françaises perdraient beaucoup…

Dans votre livre, vous opposez des chiffres à ces discours sur un supposé tournant néolibéral. Quels sont, selon vous, les principaux éléments à retenir ?

On répète souvent que le tournant néolibéral historique aurait eu lieu à partir des années 1980-1990. Dans ce cas, on pourrait s’attendre à ce qu’il y ait une explosion des inégalités, notamment après impôts et transferts. Mais, en France, on voit que les inégalités de revenus sont pratiquement à leur niveau le plus bas d’un point de vue historique. Rappelons que c’est dans les années 1960 que ces inégalités ont atteint leur niveau maximum, ce qui remet en question l’idéalisation de la période de l’Etat stratège. L’époque idyllique des Trente Glorieuses, ce sont aussi les plus fortes inégalités de revenus.

Autre idée reçue qu’on entend souvent : l’ascenseur social serait en panne. Or, même si la France n’a jamais brillé par sa mobilité sociale, la situation ne s’aggrave pas. D’après les données de l’Insee, 2 hommes sur 5 n’appartiennent pas à la même catégorie socioprofessionnelle que leur père en 2015, contre 1 sur 3 en 2003 et 1 sur 4 en 1977.

Enfin, des organisations militantes comme Oxfam mettent en avant le fait que le capital serait de plus en plus en plus favorisé par rapport au travail dans le partage de la valeur ajoutée. Mais, quand on regarde les données historiques, on constate que les dividendes versés par le CAC 40 ont certes augmenté dans les années 2000, mais que, sur le long terme, le ratio revenu du travail/revenu du capital est assez stable (autour de 4 ou 5), et tend même à augmenter depuis dix ans. En comparaison internationale, nous sommes le pays de l’OCDE dont la part du capital est la plus faible. Difficile donc de dire que la France favoriserait le capital aux dépens du travail, bien au contraire.

En revanche, le point noir, ce sont les inégalités de patrimoine…

Ces inégalités de patrimoine augmentent dans tous les pays depuis 1990. En France, elles évoluent d’ailleurs moins vite qu’ailleurs. Mais elles ne sont pas plus élevées que dans les années 1970, qui ne sont pourtant pas considérées comme étant une période particulièrement néolibérale.

Dans tous les cas, les inégalités de patrimoine se révèlent bien plus préoccupantes que les inégalités de revenus. A titre personnel, je suis en faveur d’une taxation sur les droits de succession, afin d’améliorer l’égalité des conditions de départ. Mais les Français y sont très majoritairement opposés (à plus de 80 %). Dans l’esprit des gens, cette taxation sur les droits de succession est perçue comme un impôt sur la mort. Au lieu d’être économique, c’est hélas un débat terriblement moral.

L’anticapitalisme monte-t-il au sein de l’opinion publique française ?

On voit fleurir dans les médias des discours anticapitalistes. Dans les sondages également, les Français se disent majoritairement anticapitalistes. Mais, en même temps, la propriété privée reste une valeur cardinale pour eux, en témoigne leur opposition massive à la taxation sur les héritages. Il y a ainsi une vraie contradiction entre les discours et la façon dont les Français agissent. L’anticapitalisme est devenu une croyance de luxe. Personne ne pense réellement que le capitalisme va s’arrêter. Personne ne songe à ce qu’un éventuel arrêt du capitalisme pour passer à un système collectiviste pourrait impliquer pour son propre niveau de vie, notamment au sein d’une l’élite intellectuelle qui n’est pas particulièrement pauvre. Si on arrêtait vraiment le système capitaliste et qu’on abolissait la propriété privée, les élites culturelles françaises perdraient beaucoup…

Selon vous, « dénoncer à pas cher le néolibéralisme », comme l’a fait Justine Triet, serait en réalité devenu terriblement consensuel…

A Cannes, Justine Triet aurait bien plus surpris si elle avait tenu un discours libéral, du type « il faut plus de libéralisme dans le cinéma ». Ce qui est bien la preuve qu’aujourd’hui le libéralisme n’a rien de « mainstream ». Fustiger le néolibéralisme vous fait passer pour quelqu’un de bien, mais, en réalité, c’est un discours des plus convenus, qui correspond à l’ordre établi.

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