ÀHongkong comme en Chine continentale, on parle désormais couramment le langage du luxe. La romancière Eunice Lam vient de publier un guide et un CD qui permettent d’éviter d’écorcher des noms aussi incontournables que Chanel ou Vuitton. Un vade-mecum qui, selon l’écrivain, empêchera ses compatriotes« d’avoir l’air ridicule en société ». En Orient comme en Occident, le luxe a paradoxalement peu à peu trouvé sa place dans la culture médiatique et populaire. Cette année, le départ d’Yves Saint Laurent a été accueilli en France comme un désastre national. Les extravagances de John Galliano sont disséquées et les dernières tendances suivies à la loupe, dans l’espoir de dénicher chez H&M ou Zara la copie à petit prix d’un sac Fendi ou d’une blouse néoromantique Prada.« Les consommateurs ont une culture des marques très forte,remarque Stéphane Truchi, directeur général d’Ipsos.Dans un pays comme le Japon, certains sont même capables de raconter l’historique exhaustif de maisons comme Chanel ou Dior… »
Tout le monde veut son sac Vuitton. Aujourd’hui, la clientèle du luxe ne se cantonne plus aux princesses saoudiennes ou aux milliardaires américains. Le luxe se démocratiserait-il ? Kathy O’Meny-Barny, rédactrice en chef du site abc-luxe.com, pointe un« morcellement des cibles ». Elle a établi des typologies liées au comportement d’achat. À côté des « fidèles », clients traditionnels des grandes maisons, elle distingue les « excursionnistes », qui mélangent les produits de luxe à des marques plus abordables, et les « impulsifs », qui fonctionnent à l’achat coup de coeur.« Cette démocratisation est la conséquence de paramètres socioculturels, mais elle émane aussi de la volonté des marques, qui ont énormément diversifié leurs gammes de produits,analyse Kathy O’Meny-Barny.Les maisons de mode font aujourd’hui une grande partie de leur chiffre d’affaires sur les produits d’entrée de gamme tels que les sacs et les parfums, tandis que la haute couture est utilisée comme vitrine. On voit également apparaître de plus en plus de produits de niche, comme des parfums pour les animaux ou des lignes destinées aux ados – de plus en plus consommateurs du luxe -, sans oublier les gammes pour enfants qui marchent très fort. »
Le profil socioculturel des consommateurs s’est modifié, ainsi que la topologie du luxe lui-même. Aux marchés traditionnels du Japon et des États-Unis s’ajoutent de nouveaux territoires.« Il existe aujourd’hui au niveau mondial une classe moyenne qui a la même aspiration vers le luxe,constate Paul-Gérard Pasols, directeur associé d’Euro RSCG Works, une agence qui gère notamment la communication de Louis Vuitton.Dans les pays asiatiques émergents, ou encore en Russie, les bourgeoisies dominantes et moyennes cherchent à acquérir du symbole. Pour certains, le logo des marques des grandes maisons remplace les armoiries d’antan. »
Un luxe à deux vitesses
Le regroupement des grandes enseignes au sein de groupes comme LVMH, le numéro un mondial, a accéléré cette recomposition de la clientèle. Kathy O’Meny-Barny parle d’un luxe à deux vitesses, qui oppose les mastodontes du marché à de petites structures familiales. Mais cette bataille de David contre Goliath n’est pas forcément préjudiciable aux petites enseignes, grâce au caractère très particulier du marché du luxe :« La créativité et le savoir-faire sont les éléments majeurs dans le mix des maisons prestigieuses. Le succès d’Hermès, marque familiale, ne se dément pas, et l’on voit de petites marques gagner des parts de marché, sans pour autant disposer des moyens des grands groupes, comme Longchamp en maroquinerie ou Patek Philip en horlogerie, sans parler de Rolex qui gère la pénurie face à la demande. »
Le maître mot du luxe reste la sélectivité. Paradoxe : les marques deviennent de plus en plus globales mais doivent éviter de diluer leur image, en gardant une cohérence dans les points de vente et dans leur communication. Des maisons comme Louis Vuitton ont fondé leur développement sur une distribution exclusive, afin de garder le contrôle sur la mise en valeur des produits.« Entrer dans une enseigne prestigieuse doit être un plaisir, assorti de l’impression d’évoluer dans un endroit privilégié,explique Paul-Gérard Pasols.En magasin, on sacralise l’objet, sa présentation s’apparente presque à une cérémonie religieuse. »
Certaines marques, trop gourmandes, qui n’ont pas respecté cette exigence de sélectivité en multipliant les licences, s’y sont brûlé les ailes. Les mésaventures de Pierre Cardin, qui a apposé sa griffe sur de nombreuses déclinaisons, des chaussettes aux stylos, illustrent parfaitement ces dérives. Les marques américaines Calvin Klein et Donna Karan ont, elles aussi, perdu leur carte de membres du club très fermé du luxe.« Quand on achète très cher un costume Calvin Klein, et que l’on croise quelqu’un portant un T-Shirt CK à dix euros dans la rue, il y a comme une contradiction »,explique Marc Gicquel, directeur de clientèle chez Ipsos. Le marché du luxe se trouve donc aujourd’hui confronté à un délicat exercice d’équilibriste. La constitution de grands groupes a révolutionné le marketing des grandes maisons, alors que la clientèle se diversifie de plus en plus. Les enseignes doivent toutefois garder leur magie et susciter le désir en restant exigeantes et sélectives. Car le marketing du luxe ne peut, par essence, suivre les règles de la grande distribution. Comme le résume le publicitaire Paul-Gérard Pasols :« Le marketing de masse s’efforce de créer des produits qui répondent aux attentes des consommateurs. Dans le luxe, on crée uniquement ce que l’on veut, ce qui exalte la marque. »
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